Corinna Coulmas
Métaphores des cinq sens dans l’imaginaire occidental
présentation
Point de départ et démarche
Je travaille sur le sujet des cinq sens depuis près de vingt-cinq ans. C’est dire que mes livres sont le fruit d’une longue maturation. Ils sont en quelque sorte la convergence naturelle de toutes mes recherches et aspirations, et j’y ai mis autant de passion que de patience et, j’espère, d’érudition.
Docteur en sociologie, je me suis tournée d’abord vers l’histoire, notamment médiévale, et vers la philosophie et la pensée religieuse comparée, pour me spécialiser dans la pensée des mystiques juifs et chrétiens. Intéressée depuis toujours par l’histoire des arts, j’ai été frappée
par certaines similitudes entre les expériences des mystiques et celles des artistes dans leur façon de vivre et de métamorphoser le sensoriel sur un plan symbolique. C’était là une première orientation qui m’a mise sur la piste d’un projet consacré à l’étude des cinq sens.
La deuxième incitation à me vouer à un long travail de ce genre ne m’est pas venue de mes recherches, mais de la vie même : musicienne dans une famille de musiciens, j’ai pu observer (sur le tard pour moi-même et tôt pour mes enfants) les incidences que l’éducation d’un sens a sur les autres, et par conséquent sur toute notre manière d’aborder le monde.
Depuis que j’ai commencé à m’y consacrer, quantité d’œuvres sur les cinq sens ont vu le jour dans toutes les langues européennes, qui prouvent qu’il s’agit d’une préoccupation majeure de notre temps. Des équipes universitaires – historiens et anthropologues – y travaillent en France, en Allemagne, en Angleterre, aux Etats-Unis et au Canada. Le sujet est immense, sans limites réelles, et il y a, naturellement, bien des manières de l’aborder. On peut faire l’historique du concept des cinq sens en commençant par Aristote et en allant jusqu’à son démantèlement relatif de nos jours. On peut approcher les sens par leur réalité neurophysiologique et chercher à traquer les grands et petits mystères de la vie quotidienne, comme l’a fait Diane Ackerman dans un best-seller américain1 ; ou alors les considérer comme le puits dans lequel se trouve le trésor caché de notre culture, duquel il convient de s’approcher avec la disponibilité d’un narrateur de contes, à l’instar de Michel Serres dans le livre brillant2
qu’il a consacré a ce sujet. On peut se limiter à l’étude de la perception ou reposer, à partir d’un nouvel horizon, la question des rapports entre les sens et la connaissance, qui ont tant occupé les philosophes depuis l’ère classique ; ou, selon la démarche anthropologique, décrire les formes que revêtent les interprétations données à nos expériences sensorielles sur les plans géographique, historique et sociologique.
Toutes ces voies ont été explorées, et bien d’autres encore. Mes livres s’inscrivent ainsi dans un effort général de recherche, mais dans une perspective originale, en suivant une voie qui, à ma connaissance, n’a encore jamais été empruntée.
Les Métaphores des cinq sens dans l’imaginaire occidental se veulent en effet une histoire culturelle d’un genre particulier. J’y explore la signification du concept des cinq sens et de ceux qui en découlent à la fois sur le plan des idées et sur le plan historique, en suivant à chaque fois le travail métaphorique du langage et ses prolongements dans le réel. C’est donc un va-et-vient permanent entre les plans symbolique et événementiel. Ma réflexion est d’emblée pluridisciplinaire. Je puise mes sources aussi bien dans la littérature, la philosophie, la théologie et la science, en tenant compte des expériences qui ont révolutionné notre manière de concevoir
nos sens au cours du dernier siècle.
Le concept des cinq sens : quelques clarifications
Le concept des cinq sens est lié à l’Occident, où seul il apparaît sous la forme que nous lui connaissons. En Chine, où le chiffre cinq joue un rôle important (cinq éléments, cinq vertus, cinq relations etc.), il n’apparaît pas du tout dans la littérature traditionnelle, au Japon non plus. Dans le bouddhisme, et dans les écoles du Yoga de l’hindouisme, les six sens jouent un rôle important, les facultés mentales étant considérées comme un sens au même titre que la vue, le goût etc. C’est une différence d’approche fondamentale qui fait qu’on doit rester prudent dans les comparaisons. À la différence de la démarche anthropologique, mes livres se limitent ainsi à l’aire culturelle qui se reconnaît par ses origines judéo-chrétiennes et gréco-romaines. Si parfois je fais appel à d’autres civilisations, c’est en contrepoint, pour rendre un argument plus clair.
Connu dans la littérature rabbinique en référence au Psaume 115, 5-7, le concept des cinq sens a été utilisé par Platon et pour la première fois analysé en détail par Aristote, et depuis lors, il a joué un rôle formateur pour notre civilisation. Car les sens ont une histoire, et ils font de l’histoire. Nous avons vécu avec ce concept pendant plus de deux millénaires, il a profondément influencé notre manière de voir notre corps, c’est-à-dire nous dans le monde ou nous en face du monde.
Or c’est un domaine dans lequel, aujourd’hui, semble régner une grande incertitude. Entre le corps-temple des mystiques, le corps-machine de la médecine occidentale et de l’idéologie « fitness » ambiante, le corps souffre-douleur et visée du plaisir, ce corps évanescent qui constitue notre seule certitude, où sommes-nous et qui sommes-nous? Peut-être ne s’agit-il que de cela : conjurer cet « absent » (comme l’appelait Michel de Certeau3) caché entre les différentes représentations qui ont hanté nos esprits et nous ont fait perdre l’assurance de ce qu’est un corps tout court.
A la suite de la sécularisation, l’image de l’homme composé d’un corps mortel et d’une âme éternelle s’est brouillée et a fini par disparaître. Dans le discours scientifique, qui est devenu le discours général, l’âme a été remplacée par « le mental » qui habite de façon assez incertaine le corps laissé en reste. Car, depuis quelques décennies, tout se passe comme si la
perte de l’âme nous a fait perdre aussi le corps, et qu’on expérimente partout pour retrouver l’un et l’autre. Le succès insoupçonné du yoga et des arts martiaux, le recours aux médecines douces, l’intérêt grandissant des jeunes pour les arts et les professions artistiques et, sur un plan plus problématique, la montée de l’ésotérisme indiquent une inquiétude, un malaise et le désir de voir plus clair par rapport à soi même, de retrouver le rythme perdu, le sens par les sens. L’analyse que je propose veut contribuer à la clarification, en démontrant les origines historiques de nos façons de penser et leurs tenants et aboutissants aujourd’hui.
Les sens et le sens
Mes livres sont donc une pensée des sens, dans la double compréhension du génitif, comme pensée sur les sens et comme représentation du monde à travers les sens. Car partout, le sens est apparenté aux sens, et cela malgré la méfiance tenace que notre civilisation a manifestée envers ces derniers. Ils sont les médiateurs de notre rapport au monde sans lesquels aucune connaissance n’est possible. Tout ce que nous éprouvons est le résultat d’un ensemble de sensations qui implique tous nos sens, et le sens – la signification que nous reconnaissons aux choses -, naît de l’interprétation qu’à chaque moment, nous donnons à cet ensemble protéiforme. Une sensation est déjà un tri entre une multitude de perceptions possibles, le monde, tel que nous le percevons, est la pensée des sens. C’est comme si la sensation demandait impérativement à être réfléchie, à être dépassée en se transformant en connaissance. Toute activité symbolique s’enracine ainsi dans une expérience sensorielle, qu’elle reflète, pense, et métamorphose.
L’étymologie en tient compte en faisant dériver le sens des sens. Eux seuls « font sens » à travers le dialogue permanent entre l’expérience sensorielle et la conscience, dans une dynamique qui les inscrit dans l’histoire tout en la créant.
Prenant comme point de départ la situation présente, je choisis des exemples paradigmatiques pour remonter le fil d’Ariane jusqu’aux origines de nos comportements. Je mets l’accent sur les points stratégiques où notre civilisation s’est trouvée à la croisée des chemins, et a fait des choix dont les conséquences se prolongent pendant des siècles. En dégageant la logique qui préside à l’arborescence des métaphores, j’analyse les différents systèmes de signes, de symboles et de références qui font de notre corps un lieu de culture. Cette remontée me mène souvent loin dans le passé, et réserve des surprises : les sources de nos opinions et conduites sont souterraines, elles surgissent là où l’on ne s’y attend pas forcément, parce qu’elles charrient des images qui apparaissent, se transforment, se mêlent, disparaissent et réapparaissent au gré de l’Histoire. La Bible et la mythologie en premier lieu, mais aussi la littérature et les arts ont
informé les mentalités en Occident bien au-delà de la sphère que d’habitude on leur assigne. Ces influences se laissent retracer jusqu’à aujourd’hui, même auprès de ceux qui ignorent tout de leurs contenus.
Réflexion sur le dialogue entre les sens et la conscience dans leurs expressions présentes et passées, mes livres sont en même temps une recherche sur le travail de la mémoire et sa dialectique avec l’oubli. Mons travail consiste en cinq parties, dont chacune est consacrée à l’un des cinq sens. Chaque partie peut se lire de façon indépendante, et même chaque grand chapitre garde son autonomie.
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Corinna Coulmas
1 Diane Ackerman, A Natural History of the Senses, Random House, Inc., New York, 1990.
2 Michel Serres, Les cinq sens, Ed. Grasset, 1985.
3 Michel de Certeau, La fable mystique, Paris, Gallimard 1982, passim.